The Gaze of AUDE LANGLOIS-MEURINNE CHARQUET Passer une matinée avec Daniel Marchesseau, c’est partager sa curiosité, son enthousiasme. Des qualités qui ont mené cet homme passionné, enjoué et modeste, à créer tant d’expositions d’art moderne et contemporain, au fil de sa longue carrière de conservateur, directeur de musée et auteur, de 1973 à aujourd’hui. Il fut conservateur successivement au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, au Musée des Arts Décoratifs (Paris) puis au Musée de la Vie Romantique (Paris), ou encore à la Fondation Pierre Gianadda en Suisse. J’ai la chance qu’il me reçoive chez lui, entouré de son importante collection réunissant art moderne et contemporain, design ou encore art africain. Il me raconte la création du nouveau Centre de Ressources et de Recherches Daniel Marchesseau des Musées d’Orsay et de l’Orangerie, dont il est le principal mécène, sa riche carrière et ses souvenirs les plus marquants. Le Centre de Ressources et de Recherches (CRR) Daniel Marchesseau : une institution pilote, un centre de recherches pour doctorants C’est grâce au soutien décisif et exceptionnel ainsi qu’à l’engagement continu de Daniel Marchesseau, qu’a été créé le CRR. En mai 2022, Marchesseau vend chez Sotheby’s sa collection d’œuvres signées par ses amis intimes Claude et François-Xavier Lalanne. Il fait don du fruit de la vente, 5 millions d’euros, pour financer la restauration patrimoniale de l’Hôtel de Mailly-Nesle, au 29 quai Voltaire, à deux pas du Musée d’Orsay. Actuellement situé au sein de ce dernier, le CRR rejoindra son nouvel écrin en 2027. Depuis leur ouverture en 1986, les musées d’Orsay et de l’Orangerie ont constitué des fonds d’archives d’une grande richesse ; ceux du musée d’Orsay couvrent les collections et les arts de 1848 à 1914, tandis que la documentation de l’Orangerie va au-delà de 1914. Ces ressources seront, d’ici 2 ans, regroupées au sein du CRR. Sa vocation ? Devenir le lieu de référence de la recherche en histoire de l’art sur cette période, pour les doctorants et chercheurs internationaux, et favoriser ainsi les échanges entre musées et universités du monde entier. Il est doté de nouveaux et puissants outils numériques, tels que « 48-14. La revue du musée d’Orsay », qui sera en ligne à la fin de l’année. « J’ai adoré ce que j’ai fait pendant 45 ans. » ALM : Vous qui êtes historien de l’art, la création de ce centre vous tient à cœur.DM : La création d’un centre de cette envergure adossé à un musée est une nouveauté en France. Il sera une institution pilote, un peu l’équivalent du Getty à Los Angeles et du Courtauld à Londres. ALM : Vous appartenez à une famille de professeurs. Quelle est votre vocation, Daniel Marchesseau ?DM : L’enseignement, c’est pas du tout mon truc. C’était la voie familiale. J’en ai fait pendant 2 ans. Et je suis devenu conservateur. Au fond, c’est beaucoup plus amusant d’organiser des expositions, faire connaître des collections, les mettre en valeur, les restaurer, les étudier et faire venir tout un public. La transmission visuelle et tactile, c’est vraiment cela la profession des musées. J’ai adoré ce que j’ai fait pendant 45 ans. ALM : Au fil de votre longue carrière, quels furent les artistes qui étaient également vos amis?DM : Je vais vous décevoir. J’ai connu peu d’artistes. Car au Musée d’Art Moderne de Paris (MAM Paris) où j’ai passé le plus de temps (1973-1981 puis 1992-1998), il y avait un clivage très clair et infranchissable entre le département historique et le département contemporain ou d’avant-garde, nommé ARC (A(nimation) – R(echerche) – C(onfrontation)), dirigé par Suzanne Pagé. Par conséquent, j’ai travaillé avec des artistes souvent beaucoup plus âgés que moi, comme Alechinsky en 1974, qui avait vingt ans de plus que moi à l’époque. J’ai connu peu d’artistes vivants de ma génération dans la mesure où c’était la chasse gardée de l’ARC et elle était férocement gardée ! À l’inverse, les gens qui travaillaient à l’ARC ne connaissaient pas les André Masson, Salvador Dali… Une période charnière ALM : Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces années de transition ?DM : Créé en 1967, l’ARC existe toujours. C’est la moitié du MAM Paris. L’actuel directeur Fabrice Hergott (depuis 2006) a admirablement réussi à réunir ce qui était séparé. Cela a permis à des artistes qui ont mon âge ou qui sont déjà morts d’entrer dans l’histoire de l’art. Faire la liaison entre ces deux générations d’artistes modernes et contemporains était obligatoire. Quant au Centre Georges Pompidou ouvert en 1977, il a immédiatement vu à l’échelle du XXIème siècle et fait des expositions concernant la deuxième moitié du XXème siècle : « Paris-New York » (1977), « Jackson Pollock » (1982)… Je les en félicite. C’était une période charnière, qui a remis en question le cloisonnement des époques et des genres. ALM : « Les passerelles entre les époques et les genres sont longtemps restées infranchissables », dites-vous. Quand fut le tournant ? DM : Il y a eu 2 évènements importants qui ont dessillé les yeux de mes contemporains et connu un grand retentissement. La visite de la maison de Jean-Pierre Raynaud ouverte au public de 1971 à 1988 à la Celle-Saint-Cloud et mon exposition Niki de Saint Phalle, Le Sida, tu ne l’attraperas pas en 1990, au Musée des Arts Décoratifs. Mes collègues confits dans une perspective classique et pour lesquels « rien n’existe après 1789 » ont été passionnés par la maison Raynaud. C’était inimaginable pour eux que l’art contemporain puisse se cristalliser dans une architecture de cette intensité. Certains dans leur ignorance ont été piqués au vif. À partir de ce moment-là, certaines expos du MAD ont été mieux acceptées, comme ma très belle exposition Calder intime (1989) puis celle de Niki de Saint Phalle sur le SIDA. À propos de cette dernière, je ne peux pas vous dire tout ce que j’ai entendu… et pourtant, à la fin, tout le monde reconnut qu’elle était pionnière. Ce fut une exposition importante pour moi, avec un vrai retentissement. Il y avait 15 phallus multicolores, quantité de dessins, un livre.. Parler du SIDA au MAD c’était un peu étrange. Au début, les gens étaient surpris, les adolescents étaient d’abord hilares, puis ils en ont compris le sens. Nous avons été soutenus par le ministère et la presse nous a beaucoup défendus. Cela n’a pas été simple. Avec cette exposition, nous avons poussé les murs. ALM : Quels sont vos meilleurs souvenirs en tant que commissaire d’exposition ?DM : Au MAM Paris, en 1981, pour le 20ème anniversaire du musée, j’ai fait la plus belle exposition de ma vie. C’était Modigliani. Nous avons pu y réunir des ensembles extraordinaires car il y avait beaucoup de collectionneurs vivants, et cela malgré le fait que le MAM Paris n’avait alors ni les moyens ni les ambitions du nouveau Centre Pompidou. ALM : Vous évoquez une rivalité entre le MAM Paris et Beaubourg.DM : Il y a toujours eu une rivalité entre le MAM Paris et Beaubourg, qu’elle soit architecturale, financière, politique, historique ou autres. Le MAM Paris a acquis un prestige nouveau depuis que Suzanne Pagé en a pris la direction en 1988. Elle a opéré un virage complet dans la décennie suivante, notamment avec l’exposition Passions privées en 1996, qui montrait des collections privées françaises. Elle qui s’était concentrée sur l’art immédiatement contemporain, a dès lors embrassé le siècle tout à fait autrement. Elle a pris conscience des expositions séminales qu’il fallait faire et que Beaubourg n’avait pas réalisées. Son travail brillant, à la Fondation Vuitton, aujourd’hui, est né de là. ALM : « Le métier de directeur de musée a évolué énormément », dites-vous.DM : Oui, c’est heureux car aujourd’hui, gérer un musée nécessite des spécialistes formés. Les directeurs de musée ont acquis quelques nouvelles compétences de gestion (budget, droits d’auteur, droits de suite…). Il y a eu heureusement, depuis plus d’une vingtaine d’années, un renforcement du professionnalisme de ce métier. Les étrangers, tels que les Anglais au Victoria & Albert Museum ou à la National Gallery, l’ont compris avant nous. Avec le British Council, qui est extraordinairement articulé, les historiens d’art étaient là aussi pour diffuser la culture britannique à l’extérieur ; ce que nous ne savions pas faire en France. On ne savait pas exporter la culture française. Cela aussi a changé. La nouvelle génération de directeurs de musées compte beaucoup de talents. ALM : Quelles sont les qualités d’un bon conservateur ?DM : L’œil s’acquiert, c’est une qualité que l’on n’a pas obligatoirement au début. Je crois que la principale qualité, c’est la passion. Ce qui me frappe aussi, c’est que les conservateurs tels Christophe Leribault au Château de Versailles ou Matthieu Deldicque au Château de Chantilly, sont très actifs sur les réseaux sociaux. La communication des musées évolue. ALM : Les musées français recourent de plus en plus au mécénat. Les musées français sont beaucoup mieux lotis que les musées en Grande Bretagne. Le Ministère de la Culture est considérablement doté et puis il y a la Fondation de France, la Sauvegarde de l’Art français, la Fondation du Patrimoine…Mais nos musées développent aussi activement le mécénat. Le Louvre n’arrête pas de lever des fonds. En 2023-24, pour financer l’acquisition du tableau de Nicolas Chardin, Le panier de fraises, dont le coût s’élevait à 24 millions, ils ont obtenu un don de 21.5 millions de LVMH. De son côté, Fabrice Hergott au MAM Paris a reçu des donations très importantes, notamment de Michael Werner, ou encore de mon amie Françoise Marquet, la veuve de Zao Wou-Ki… ALM : Et aujourd’hui, vous demeurez très actif au Musée d’Orsay et de l’Orangerie.DM : Aujourd’hui, je suis administrateur du Musée d’Orsay et de l’Orangerie. Je suis de très près le projet du Centre de Ressources et de Recherches Daniel Marchesseau, et rencontre régulièrement France Nerlich qui chapeaute le projet. C’est un beau et ambitieux projet. AUDE LANGLOIS-MEURINNE CHARQUET
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