👁️ THE GAZE OF BRUNO DUBOIS, professeur de neurologie, directeur de l’Institut de la Mémoire et de la maladie d’Alzheimer – (AP-HP) Que se passe-t-il dans notre cerveau quand nous sommes confrontés à une œuvre d’art ? Voici quelques réflexions ‘neuro-esthétiques induites par une oeuvre du peintre Zao Wou-ki. I- PERMANENCE DE L’ŒUVRE OU SUBJECTIVITÉ DU REGARD ? J’aime ce tableau. Il s’agit d’un triptyque. Puissant. Qui attire par son souffle, sa profondeur, sa masse fluide dans laquelle le spectateur se noie, englouti, écrasé par l’absence de ligne d’horizon ; par son contraste entre la trouée de lumière et les tourbillons d’eau, par l’affrontement des couleurs primaires, le fondu des masses mais aussi peut-être et surtout par la réapparition d’un élément figuratif, « la frêle embarcation… qui doit symboliser la fragilité humaine prise dans l’inexorable tourbillon des éléments » comme le postule Dominique de Villepin 1. Mais cette oeuvre, serait-elle jugée comme telle par quiconque ? Ou bien, ne l’est-elle que parce que mon contact régulier et progressif avec des œuvres de cette nature, de cette période de l’abstraction lyrique et de ce peintre en particulier m’a appris à l’apprécier ? il est fort possible que je n’eusse pas eu la même réaction émotionnelle devant ce tableau, il y a 40 ans, à une époque où j’étais plus attiré par la peinture figurative. Ou même plus récemment, quand je fus happé par le fauvisme. Ne faut-il pas un apprentissage, un façonnement progressif du goût, un long cheminement pour arriver jusqu’aux rives de l’art moderne ? Comme si l’évolution du goût personnel suivait la maturation historique de l’art et devait traverser ses mêmes étapes évolutives pour arriver à la période ultime, actuelle. L’adage médical selon lequel ‘l’ontogénèse suit la phylogénèse’, Rappelant dans un tout autre domaine, l’adage médical selon lequel ‘l’ontogénèse suit la phylogénèse’, qui suggère que le développement du fœtus, dans le ventre maternel, reproduit l’histoire de l’évolution de l’espèce et traverse tous les étapes de cette maturation séculaire ! Si tel est le cas, si une œuvre n’est appréciable que dans un contexte déterminé, elle ne pourrait l’être par quelqu’un qui n’aurait pas eu ce même itinéraire, par exemple, un américain du Middle-West ou un africain de la Côte d’Ivoire. L’éducation comme un prérequis obligé. A gauche : Masque Fang – Gabon. Ancienne collection de Derain. Bois exotique peint. 42 x 28,5 x 14,7 cm. Acquisition. Legs de Mme Alice Derain, 1982 – Centre Pompidou – A droite : Pablo Picasso (1881-1973). Buste de femme, 1906. Huile sur toile. Et pourtant, nous apprécions des sculptures primitives de l’art premier en dehors de toute connaissance ou référence culturelle spécifique. Et les amateurs du début de ce siècle n’ont-ils pas, eux aussi, applaudi ces formes d’expression primitives et nouvelles que Picasso a intégré à partir des années 1906 ? Ainsi, émerge l’idée selon laquelle toutes ces formes d’expression renverraient à une permanence du beau, indépendante de tout processus culturel. Ce serait alors la propriété essentielle de l’œuvre de rentrer en résonnance (et non en ‘raisonnance’) avec une composante propre du fonctionnement du cerveau humain : une capacité primaire, fondamentale, à être sensible à la beauté. Un cerveau préprogrammé pour reconnaître le beau Ce qui revient à poser la question d’un cerveau préprogrammé pour reconnaître le beau dans toute chose, dans les objets ou les réalisations de la nature qui nous environnent…Pourquoi sommes nous tous saisis ou émerveillés devant certains paysages naturels, devant un étang, un paysage de neige ? Pourquoi sommes-nous émus devant un corps, un pur-sang élancé, une biche immobile à l’orée d’une forêt ? Ne sommes-nous pas unanimes à trouver beau le visage de Marilyn Monroe (d) ? Pourquoi ce consensus ? Alors que sur bien d’autres sujets, il y aura autant d’opinions différentes qu’il y aura de personnes interrogées… II- LE CHEMINEMENT NEURONAL Les neurosciences nous apprennent que les raisons qui conduisent à apprécier une œuvre d’art sont variées. Elles doivent être envisagées à l’aune des différentes étapes de son cheminement à travers notre cerveau. Perçue par l’œil, l’image va être décomposée en quelques millisecondes à travers les strates élémentaires de traitement de ses composantes de base, telles que couleur, forme, relief, mouvement etc. Puis l’information est reconstruite dans les aires d’intégration visuelle permettant identification et reconnaissance pour venir solliciter ensuite le système affectif et émotionnel. Enfin des strates plus cognitives sont activées lors de la confrontation de l’œuvre aux expériences passées, à la mémoire personnelle, à la connaissance, au référentiel culturel, s’enrichissant progressivement en complexité et en globalité. À la fin, ce que l’on perçoit est une construction, une représentation à travers notre prisme individuel si bien que devant la même œuvre nous ne verrons pas tous la même chose. Une scène de rue comme il en existe tant d’autres. Ce que Daniel Arasse nous démontre élégamment lors de la description qu’il fait de quelques œuvres choisies2. Prenons l’exemple de ce tableau de Balthus : « La Rue ». C’est une scène de rue comme il en existe tant d’autres. C’est ce que nous inspire au premier regard cette toile. Mais derrière cette apparente banalité, le spectateur attentif peut en proposer une autre lecture. Que voit-on ? Tout d’abord, le charpentier vêtu de blanc, au centre, bien visible avec sa planche sur l’épaule en diagonale. Puis le jeune homme, la main sur le cœur, peut-être un poète (?) qui vient à la rencontre du spectateur et une femme de dos qui le croise. Enfin, et n’est-ce pas le groupe le plus important de la toile, décentré à gauche, un couple. Ou plutôt, un homme et une jeune fille qui jouent et qui courent. A moins que nous soyons témoins de l’agression de la jeune fille, enlacée par cet homme, une main sur le bas-ventre et l’autre qui lui saisit le poignet…Et devant, un enfant qui joue à la balle. Ce tableau peut être l’objet d’interprétations multiples : le jeune poète n’incarne t-il pas l’enfance qui s’éloigne de la figure maternelle représentée par la femme de dos ? On peut y voir aussi dans ce tableau, une dénonciation de l’indifférence de tous ces personnages qui se croisent sans se regarder, sans attention aucune à la scène d’agression qui se déroule ; et peut-être le passage de l’innocence, représentée par l’enfant qui joue, à l’âge adulte… Bref, un tableau qui en dit plus qu’on ne pouvait le penser. Car le spectateur ne peut s’en empêcher d’y chercher des clés, même si Balthus lui-même s’est toujours refusé de commenter ses œuvres : « Les tableaux, on n’en parle pas, on les peint. J’ai toujours pensé que si on me demande d’en parler, c’est qu’ils ne remplissent pas leur mission » Balthus, 1992 Alors, allons-nous trop loin ? Pourquoi cherchons-nous à analyser, à comprendre la signification de toutes choses? Car si le cerveau perçoit, il pense aussi et cherche à donner un sens à ce qui est perçu. C’est une de ses fonctions régaliennes : comprendre la signification de toute chose pour expliquer le monde et nous permettre de réagir de façon adaptée. N’avons-nous jamais observé que, confronté à une photographie incongrue, insolite, inexpliquée, a priori inconnue, notre cerveau va inconsciemment travailler à en proposer la signification, étape après laquelle il nous sera impossible de revenir à la (l) situation antérieure ? Prenons cette image des points noirs, tâches minuscules sur un fond gris, une collerette. Et puis, la solution que notre cerveau en a déduit : une vue du premier étage de la Tour Eiffel. Et pourtant, nous n’avons jamais été à cet endroit précis. Mais la solution s’impose, malgré nous. Car une des fonctions essentielles du cerveau est d’expliquer le monde pour nous permettre de réagir de façon adaptée. Hommage à Claude Monnet et à la série des Nymphéas, réalisé par Zao Wou-ki en 1991 De la même façon, en regardant l’hommage à Claude Monnet et à la série des Nymphéas, réalisé par Zao Wou-ki en 1991 (m), aurons-nous tendance à imaginer un monde sous-marin, un espace liquide sans limite, aperçu au sortir d’une grotte souterraine qui laisse percevoir au loin la lueur irradiée du jour. Cette analyse répond au besoin de rationaliser une œuvre totalement inscrite dans l’abstraction, apparemment déconnectée du réel, immatérielle. Mais l’est-elle vraiment ? Zao Wou-ki lui-même répond à Georges Charbonnier, en 1958 : « Ce qui est abstrait pour vous est réel pour moi ». Sa démarche se veut en fait réaliste, cherchant à transcrire sur la toile ce qui est invisible : « Comment représenter le vent ? Comment peindre le vide ? Je ne voulais pas représenter des formes, mais les assembler pour qu’on y retrouvât le souffle de l’air sur le calme de l’eau »… Za Wou-ki Il arrive à transcrire dans son langage pictural les forces d’un monde cosmique que nous interprétons ensuite selon notre référentiel cognitif. III- LES DEUX TYPES D’EMOTIONS L’exposé de ce parcours neuronal donne les clés pour comprendre les deux mécanismes fondamentaux, non exclusifs l’un de l’autre, qui concourent à notre appréciation d’une œuvre : il s’agit de l’émotion esthétique que déclenche son harmonie (liée aux strates plus perceptives) ou de l’émotion cognitive qu’impose sa force ou sa signification (en rapport avec des traitements plus élaborés). Voyons l’évolution des connaissances concernant ces mécanismes. Emotion esthétique A gauche : Edmund Burke (1729-1797). A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful ( Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau). 1757 – A droite : Clive Bell (1881-1964). Art. Edition : Create Space Independent Publishing Platform, 2013 Dans le premier cas, c’est une émotion plastique, visuelle, liée au réseau neuronal impliqué dans la perception du beau. De nombreux auteurs ont cherché à cerner les mécanismes qui sous-tendent la perception du beau. Déjà en 1757, Edmund Burke, dans son essai intitulé « Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau », conclut que l’expérience de la beauté résulte « d’un phénomène mécanique dans l’esprit de l’homme qui peut être activé par les différents sens » 3. Elle est déclenchée par l’objet, mais elle se joue dans le sujet qui contemple. Pour Burke, le beau et le sublime sont des expériences affectives, qui touchent le sujet avant d’être pensées, raisonnées et dépendent de sa complexion. Dan son essai, l’auteur cherche alors à définir les critères dont la présence génère l’idée du beau dans les objets de l’art ou de la nature. Le Bloomsbury Group, Mais c’est au début du vingtième siècle et à Clive Bell, historien d’Art qui va fonder avec Virginia Woolf et quelques autres le Bloomsbury Group, que l’on doit d’avoir développé une théorie complète de l’art visuel (f) et d’introduire le concept d’émotion esthétique. C’est une émotion, dit-il, qui peut être provoquée par toute forme d’art visuel, qu’il s’agisse de la Sainte-Sophie, des vitraux de la cathédrale de Chartres, des fresques du Giotto 4… Elle peut-être aussi déclenchée par un site architectural, un objet d’art ou, comme l’a suggéré Bertrand Russell, par les mathématiques qui possèderaient, selon lui, la beauté suprême pouvant induire une exaltation comparable à celle que peut produire la poésie 5. Les lois de l’esthétique. L’expérience de beauté résulterait alors de qualités spécifiques propres à l’objet ou à l’œuvre. Il existerait, pour Bell, un arrangement ou une combinatoire de lignes, de couleurs et de formes qui doivent répondre à des lois inconnues, qui rentrent en résonnance avec notre système perceptif pour déclencher l’émotion esthétique. Ces lois sont mystérieuses et c’est tout le talent de l’artiste de les découvrir en dehors de tout apprentissage, mémoire ou référence culturelle. Ce sera la démarche de Piet Mondrian qui indique, dans une lettre à HP Bremmer en 1914 6, vouloir accéder par une démarche consciente, à travers la ligne et la couleur, à des formes élémentaires de beauté. Car le danger, pour Clive Bell, seraitd’intellectualiser l’œuvre ou de chercher l’expliquer. Pour lui, l’historien de l’art est le plus éloigné de l’émotion esthétique dans la mesure où il va chercher à analyser l’œuvre dans une approche intellectuelle plutôt que de la recevoir de façon émotionnelle. C’est la même analyse qui conduit Marcel Proust, dans un autre domaine de l’art, celui de la littérature, a écrire que l’intelligence peut-être un frein pour la création artistique: « Ce n’est qu’en dehors d’elle...
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